CHAPITRE IV
Après avoir discrètement frappé à la porte, Mac-Corry pénétra dans le bureau de son adjoint.
Il avait correctement noué sa cravate de soie noire. Il redevenait du même coup l’homme élégant que l’on connaissait. Mais un homme préoccupé, qui vivait dans une atmosphère inhabituelle.
— Vous avez pris connaissance, Maxwell, des dernières nouvelles venues de France ?
— Oui. Et elles ne sont pas rassurantes. Cette histoire de phosphate de chaux échauffe considérablement les esprits… D’ailleurs, depuis, le cas s’est produit aux Etats-Unis. Plusieurs véhicules ont été retrouvés, hors de la route, et nulle trace de leurs passagers. Il est à retenir, toutefois, que d’après les diverses enquêtes, il ressort que les victimes voyageaient seules.
Mac-Corry s’assit sur un large fauteuil et croisa les jambes. Puis, sans en avoir reçu l’invitation, il plongea sa main dans la boîte de cigares, posée en évidence sur le bureau, une boîte d’imposantes dimensions et dans laquelle Maxwell puisait journellement.
— Vous parlez de victimes… fit Mac-Corry en allumant son cigare. Le mot n’est peut-être pas aussi mauvais qu’il en a l’air. Toujours est-il que notre enquête a marqué un point. La navrante et troublante réalité sème l’épouvante. Nous avons retrouvé les « victimes » des accidents d’automobile. Plutôt ce qu’il en reste… Une poussière impalpable, un résidu indestructible… De même aurions-nous retrouvé les précédentes personnes disparues si le vent n’avait pas éparpillé leurs cendres.
Maxwell se dressa et abattit son poing sur la table. Joan sursauta et lança à son patron un regard réprobateur.
— Voyons, Corry, c’est inadmissible !… Cette situation ne peut plus durer… J’ai donné des ordres pour qu’aucune automobile ne circule seule sur les routes. D’autre part, des patrouilles en hélicoptères surveillent étroitement les bords des autostrades et des voitures de la police sillonnent en tous sens le pays. Il faut découvrir le coupable de ces agressions…
Mac-Corry rejeta une violente bouffée de son cigare. Il leva ses bras immenses, aux mains crispées d’impuissance.
— Une agression ! Voilà le terme exact, Maxwell… Quelqu’un nous attaque. Mais qui ? Si nous le savions, nous n’en serions évidemment pas là, dans l’expectative.
Maxwell se leva et s’approcha de la fenêtre. Il appuya son front contre le store. Sa voix était sourde…
— Oui. Et notre agresseur dispose d’une arme effrayante, capable de « dématérialisation » du corps humain. En admettant même qu’un savant ait mis au point cette diabolique invention, je ne pense pas qu’il en ferait l’expérience sur ses semblables. Ce serait une monstruosité. D’ailleurs, il aurait déjà proposé son brevet à un gouvernement militaire. Le meilleur payeur assurerait donc sa suprématie sur le globe.
Corry se caressa le menton et ricana :
— Hé ! Hé ! Votre idée n’est peut-être pas mauvaise, Maxwell. Pourquoi ne serions-nous pas attaqués par une puissance étrangère ?
— Comme ça, sans préambule ? Que faites-vous donc de la déclaration officielle de guerre ? Et puis croiriez-vous que notre ennemi s’attaquerait à des gens isolés, alors qu’il existe des points stratégiques ? Enfin, n’oubliez pas, Corry, que l’affaire dépasse nos frontières. Après la France, l’Angleterre, l’U.R.S.S., l’Italie, l’Espagne, le continent africain, bref, l’ensemble de notre planète, est l’objet de ces mystérieuses manifestations. Jusqu’à présent, certes, le nombre des victimes ne semble pas aussi élevé qu’il pourrait l’être… Quelques automobilistes… Des cas isolés. Mais l’étau se resserrera, croyez-moi.
Joan épiait le deux hommes, discrètement, avec un peu d’appréhension. Leur conversation n’avait rien de bien rassurant. Ils parlaient sans la moindre retenue, sans même se douter qu’elle écoutait…
Joan travaillait avec de moins en moins de conviction. Curieuse époque troublée ; pleine de fièvre, où les conceptions modernes surexcitaient l’esprit. La jeune fille aurait aimé vivre vers le milieu du siècle, où l’on pensait encore à soi, avant de penser au progrès. A soi et à sa famille, à ceux qu’on aimait. L’avion atteignait à peine la vitesse du son, l’automobile le cent à l’heure. On se chauffait au charbon et l’on parlait à peine de l’atome. C’était un monde heureux, où l’on travaillait pour s’offrir quelques plaisirs, que l’on goûtait le dimanche, par exemple, en allant au cinéma, au théâtre, au bal.
Le bal ? Joan ne connaissait pas ça… Elle en avait entendu parler, seulement. Aujourd’hui, on dansait à côté des robots mécaniques. Les décors naturels avaient changé, blessés par le génie de l’homme.
Maxwell alluma un cigare. Joan toussa.
— A quoi pensiez-vous, Joan ?
La jeune fille leva la tête. Ses doigts ne couraient plus sur le clavier.
— Je… euh… je pensais que j’aurais bien aimé vivre vers l’année 1950…
— Curieuse idée que la vôtre, grommela Mac-Corry. Il paraît que c’était la belle époque…
Maxwell dressa l’oreille. Un pas précipité retentissait dans le couloir. La porte s’ouvrit, brutalement.
Un homme jaillit dans le bureau, comme catapulté. Il avait les yeux hors de la tête, remplis d’épouvante. Sa bouche tremblait.
Mac-Corry se leva d’un bond.
— Que vous arrive-t-il, Kériany ?
— Je… Là, dans Spark-Avenue…
— Hein ?
Kériany tendit le doigt vers la fenêtre et comme si ce geste eût été un coup de baguette magique, des cris montèrent jusqu’au quinzième étage. Des hurlements de terreur…
En un instant, Mac-Corry et Maxwell se précipitèrent vers la grande baie.
Joan s’était levée à son tour, très pâle. Elle comprit, au visage épouvanté de Kériany, qu’il se passait quelque chose de grave, d’extraordinaire.
Maxwell appuya sur un bouton. Le store se leva comme un rideau de théâtre. Le soleil entra à flots. Il inonda la pièce de ses rayons éblouissants.
Mac-Corry et son adjoint se penchèrent vivement, intrigués. Dans Spark-Avenue, les gens couraient en tous sens, en hurlant. La plupart entraient dans les magasins. D’autres erraient au hasard de leur folie subite…
On venait de lancer une grosse pierre sur la docile cohorte des fourmis. Les petites bestioles étaient désorganisées…
La sirène d’une automobile de la police hurla, lugubre. Des hommes en uniforme se répandirent dans la rue, brusquement abandonnée.
Maxwell se retourna vers Kériany :
— Que se passe-t-il ?
L’homme fit un effort sur lui-même. Il essaya de maîtriser ses nerfs, qui le lâchaient…
— Eh bien !…
— Maxwell !
Violemment, Mac-Corry tira son adjoint par la manche. Son visage était terreux…
— Maxwell, regardez…
Le patron de Joan regarda, avec des yeux glacés d’épouvante.
Un halo lumineux, d’une clarté insoutenable, venait brusquement de jaillir dans Spark-Avenue. Le phénomène dura trois ou quatre secondes…
— Corry !… Le policier… IL a disparu !
Maxwell était certain de n’avoir pas eu une hallucination. Quelques secondes plus tôt, un homme en uniforme se tenait, là, près des feux de signalisation…
— L’ennemi envahit les grands centres ! hurla Mac-Corry en se précipitant vers la porte.
Maxwell le rattrapa et le retint par le bras.
— Ne faites pas l’imbécile, Corry. Votre intervention sera inutile.
Le chef de la police s’arrêta et contempla son adjoint avec des yeux vagues. Il branla sa pauvre tête qui menaçait d’éclater.
— Merci, Maxwell. Sans vous j’allais commettre une folie… Mais il faut faire quelque chose… Kériany ! Interdisez la sortie de la ville. Dressez des barrages. Et dites au professeur Spricey de venir me voir d’urgence. Qu’il prenne son hélicoptère personnel.
Kériany disparut, au pas de course. Cependant, penchée à la fenêtre, Joan sentait ses traits se décomposer.
— Mon Dieu… C’est effrayant. Jamais je n’oserai rentrer chez moi, ce soir.
Maxwell lui posa la main sur l’épaule. Elle sursauta.
— Ne craignez rien, Joan. On vous raccompagnera en hélicoptère… Comment cela se comporte-t-il dans Spark-Avenue ?
— Mal… L’extraordinaire halo s’est reproduit plusieurs fois. Les malheureux !
La jeune fille s’affala sur sa chaise et enfouit son visage dans ses mains frémissantes.
— Mais de quoi sommes-nous victimes ? Sanglota-t-elle. Quel est donc cet étrange phénomène ? Oh ! j’ai peur… j’ai peur…
— Allons, allons, Joan, du courage. Des mesures exceptionnelles vont être prises pour éviter l’extension de cette… Au fait, quel nom donner à ce phénomène ? Disons cette agression… Que diable, nous disposons d’effectifs nombreux et d’armes aussi redoutables que celle de notre ennemi. Nous en viendrons facilement à bout.
Maxwell forçait l’optimisme de ses paroles, cet optimisme des gens qui tentent crânement leur chance, alors qu’ils ont parfaitement conscience de leur impuissance.
Mac-Corry revint dans la pièce. Il mâchonnait son cigare avec nervosité.
— J’ai ordonné que l’on opère l’arrestation de toute personne se trouvant dans la rue, au moment du phénomène. Peut-être arriverons-nous à découvrir, ainsi, notre terrible ennemi… En outre, des barrages de fils électrocuteurs sont actuellement mis en place autour de la ville. Il faut une autorisation spéciale pour sortir de Washington. Même les hélicoptères sont fouillés par les services de sécurité. Matériellement, il est impossible que notre agresseur nous échappe.
Maxwell se tourna vers sa secrétaire :
— Joan, allez dire à Kériany qu’il ne laisse pas partir le personnel, ce soir. Et dites-lui qu’il vienne chercher mes instructions.
La jeune fille sortit ; dès qu’elle eut refermé la porte, Maxwell regarda son chef avec un regard inhabituel, fixe, profond, presque froid…
— J’ai envoyé Joan chez Kériany pour que nous soyons seuls une minute… La pauvre fille est minée par l’appréhension. Je la comprends…
— Est-ce cela que vous vouliez me dire, Maxwell ?
— Non, évidemment… Voyez-vous, Corry, depuis longtemps j’ai mon idée au sujet de ces étranges disparitions. Si l’autre jour vous avez prédit l’inutilité de mes mesures de sécurité, je vous assure franchement, aujourd’hui, que les vôtres ne serviront pas à grand chose non plus.
Mac-Corry grimaça. Il fixa sur son adjoint un œil étonné et sa voix prit une dure inflexion.
— Dites donc, Maxwell, grommela-t-il. Vous êtes en train de critiquer mes ordres.
— Ne vous fâchez pas, Corry. Mais avouez que vous-même êtes certain de l’inefficacité de vos mesures préventives… Maintenant, voici mon idée au sujet du mystérieux phénomène dont nous sommes victimes. Et je ne crois guère me tromper…